- LES CYGNES SAUVAGES
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Bien loin d'ici, là où s'envolent les hirondelles quand nous sommes en hiver, habitait un roi qui avait onze fils et une fille, Elisa.
Les enfants étaient étaient très heureux, mais ça ne devait pas durer toujours.
Leur père, roi du pays, se remaria avec une méchante reine, très mal disposée à leur égard qui se débarrassa de la petite Élisa en la plaçant chez des paysans, et qui transforma les fils en onze superbes cygnes sauvages.
Lorsqu'Élisa eut quinze ans, elle rentra au château de son père et quand la méchante reine vit combien elle était belle, elle entra en grande colère et se prit à la haïr.
Le lendemain, la reine prit trois crapauds et tenta d'empoisonner la petite fille en les plaçant sur son corps.
Le premier crapaud se posa dans ses cheveux, le second sur son front, le troisième sur sa poitrine, sans qu'Elisa eût l'air seulement de s'en apercevoir.
Les bêtes furent transformés en roses pourpres. La magie de la méchante reine n'eût aucun pouvoir sur l'enfant.
Folle de rage, la méchante reine se mit à la frotter avec du brou de noix, enduisit son joli visage d'une pommade nauséabonde et emmêla si bien ses superbes cheveux qu'il était impossible de reconnaître la belle Elisa.
Son père en la voyant en fut tout épouvanté et ne la reconnut pas, aussi la chassa-t-il du château.
La pauvre Elisa pleura en pensant à ses onze frères, si loin d'elle. Désespérée, elle marcha tout le jour à travers champs et marais vers la forêt.
La nuit tomba vite dans la forêt, elle ne voyait ni chemin ni sentier, elle s'étendit sur la mousse moelleuse, appuya sa tête sur une souche d'arbre et s'endormit en rêvant à ses frères.
À son réveil, elle rencontra une vieille femme portant des baies dans un panier et qui lui en offrit. Elisa lui demanda si elle n'avait pas vu onze princes chevauchant à travers la forêt.
La vieille répondit qu'elle avait seulement vu des cygnes nager avec une couronne d'or sur la tête.
Elisa dit adieu à la vieille femme et marcha le long de la rivière jusqu'à son embouchure sur le rivage.
Vers la fin du jour, Elisa vit onze cygnes sauvages avec des couronnes d'or sur la tête. Ils volaient vers la terre l'un derrière l'autre, et formaient un long ruban blanc.
La jeune fille remonta le talus et se cacha derrière un buisson, les cygnes se posèrent tout près d'elle et battirent de leurs grandes ailes blanches.
Mais à l'instant où le soleil disparut dans les flots, leur plumage de cygne tomba subitement et elle vit devant elle onze charmants princes : ses frères.
Ils racontèrent qu'ils n'habitaient pas ici, mais de l'autre côté de l'océan sur un rocher au milieu de la mer, si petit qu'il nous faut nous serrer l'un contre l'autre pour nous y reposer et une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aïeux.
Nous pouvons y rester onze jours ! onze jours pour survoler notre grande forêt et apercevoir de loin notre château natal où vit notre père.
- Demain, nous nous envolerons d'ici pour ne pas revenir de toute une année, mais nous ne pouvons pas t'abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous ?
- Oui, emmenez-moi ! dit Elisa.
Pour emmener leur soeur, ils tissèrent un filet de souple écorce de saule et de joncs résistants et s'envolèrent très haut avec elle.
Bientôt Élisa aperçut le véritable pays où ils devaient se rendre, pays de belles montagnes bleues, de bois de cèdres, de villes et de châteaux.
Puis ils atteignirent leur rocher et prièrent leur soeur de dormir et de faire un rêve. Élisa se mit à prier en dormant.
Elle vit une dame semblable à la vieille femme qui lui avait offert des baies dans la forêt.
- Tes frères peuvent être sauvés ! dit la fée, mais auras-tu assez de courage et de patience ?
- Vois cette ortie que je tiens à la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte où tu habites, cueille-les malgré les cloques qui brûleront ta peau, piétine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et tes frères redeviendrons princes pour toujours.
- Mais n'oublie pas qu'à l'instant où tu commenceras ce travail, et jusqu'à ce qu'il soit terminé, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le coeur de tes frères, de ta langue dépend leur vie. N'oublie pas !
Élisa alla cueillir les orties, se brûla les doigts, travailla à fabriquer les manteaux et souffrit en silence.
Un jour, le roi du pays, qui venait chasser dans les parages, s'avança vers Elisa. Jamais il n'avait vu fille plus belle.
- Comment es-tu venue ici, adorable enfant ? s'écria-t-il.
Elisa secoua la tête, elle n'osait parler, le salut et la vie de ses frères en dépendaient.
- Viens avec moi, dit le roi, ne reste pas ici.
Il la souleva et la plaça sur son cheval et il s'élança à travers les montagnes vers son royaume.
L'archevêque hochait la tête et murmurait que cette belle fille des bois ne pouvait être qu'une sorcière qui séduisait le coeur du roi.
Le roi ne voulait rien entendre, Il eut même la délicatesse de lui installer une pièce qui était ornée de riches tapisseries vertes rappelant tout à fait la grotte où elle avait habité. La botte de lin qu'elle avait filée avec les orties était là sur le parquet et au plafond pendait la cotte de mailles déjà terminée.
Cependant, un jour qu'il allait renouveler sa provision d'orties au cimetière, l'archevêque la vit et dans le secret du confessionnal, il dit au roi que c'était véritablement une sorcière.
Cependant, elle devait être bientôt au terme de son ouvrage, il ne manquait plus qu'une cotte de mailles. Elisa partit donc, mais le roi et l'archevêque la suivaient jusqu'au cimetière et, quand eux-mêmes s'en approchèrent, ils virent les affreuses sorcières assises sur la dalle comme Elisa les avait vues.
Le châtiment fût choisi par le peuple qui la condamna à être brûlée vive.
Elisa fut jetée dans un cachot sombre et humide, au lieu du velours et de la soie, on lui donna, pour poser sa tête, la botte d'orties qu'elle avait cueillie, les rudes cottes de mailles brûlantes qu'elle avait tricotées devaient lui servir de couvertures et de couette, mais aucun présent ne pouvait lui être plus cher. Elle se remit à son ouvrage en priant Dieu.
Maintenant la foule se pressait aux portes de la ville, tout le peuple voulait voir brûler la sorcière. Une vieille haridelle traînait la charrette où on l'avait assise vêtue d'une blouse de grosse toile à sac.
Même sur le chemin de la mort, elle n'abandonnerait pas l'oeuvre commencée, dix cottes de mailles étaient posées à ses pieds, elle tricotait la onzième.
Mais voici venir par les airs onze cygnes blancs, ils se posèrent autour d'elle dans la charrette en battant de leurs larges ailes. La foule, épouvantée recula.
Élisa jeta les onze cotes de mailles sur les cygnes et à leur place parurent onze princes délicieux.
- Maintenant j'ose parler, s'écria-t-elle, je suis innocente.
Toutes les cloches des églises se mirent à sonner d'elles-mêmes. Dès lors Élisa put parler, et elle expliqua tout au roi et le retour au château fut un nouveau cortège nuptial comme aucun roi au monde n'en avait jamais vu.
- - Hans Christian Andersen (1805-1875) -
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